Au-delà des champs, il n'y avait que des champs. Une mer d'or qui s'étendait jusqu'à l'horizon et, comme une alcôve menaçante, la forêt. Une canopée dense et mystérieuse que les paysans disaient hantée. Clos-du-Chêne était une péninsule sylvestre qui fournissait une partie importante des céréales de Cour d'Argent. Son blé, son orge et ses fermes étaient réputés comme les meilleurs du pays. Autant que ses habitants l'étaient pour leur amour des traditions et leur haine de la magie.
Lorsque les guerres avaient gagné les frontières de Cour d'Argent, Clos-du-Chêne n'attendit guère que l'on autorise les lois en vigueur pour mettre en scène de sinistres jugements populaires et organiser des chasses aux mages, fourches à la main. La quiétude regagna vite les champs lorsque les paysans eurent reçus l'appui militaire nécessaire pour exiler et repousser les derniers mages éparpille dans la région. Beaucoup s'étaient enfuis à l'est et d'autres avaient disparus dans la forêt. Bientôt, les fées n'ouvrirent plus jamais l'asile aux hommes et leur refusèrent l'accès aux bois du Clos. C'était ainsi que les habitants apprirent à craindre les ombres du vieux breuil.
En ce printemps naissant, la bise soufflait toujours agréablement sur les champs et rafraîchissait les paysans au labeur. Un agriculteur retournait sa terre et ratissait ses champs avec l'aide de ses deux chevaux de trait. De magnifiques bêtes qu'il avait pu offrir à sa famille après avoir livré des mages aux autorités. On accordait une belle prime à la délation. Le vieux Quindor se fichait bien de ces histoires de politique. Comme tout le monde, il craignait leurs pouvoirs et savait que la plupart des sorciers n'étaient que des assassins sans scrupule. Parfois, il entendait parler d'Ur ou de Rigwe. De leur barbarie et de la violence. Disait-on que c'était leur laxisme face aux mages qui avait provoqué tout ce chaos. Quindor était un paysan honnête qui aimait son pays car on y vivait bien, qu'on les avait épargné des horreurs de la guerre malgré la crise qui avait fait rage dans le pays - et dont il fut également l'une des malheureuses victimes - et que l'Etat s'était toujours évertué à écouter les complaintes de ses agriculteurs.
Quindor regardait ses chevaux avec une fierté qu'il ne fardait qu'à peine, par une humilité ridicule. Ses voisins, à l'autre bout des champs, entendaient souvent parler de lui et de ses canassons. Ils assuraient qu'un jour sa vanité le perdrait. Qu'un mauvais bougre irait lui tuer ses bêtes par jalousie ou les lui voler. Mais Quindor n'entendait rien. Il assurait fermement que Clos-du-Chêne n'abritait maintenant que des gens de belle vertu et que le coupable serait vite jugé. Qu'on l'indemniserait pour ses chevaux. Comme tous les paysans de Clos-du-Chêne, Quindor avait une confiance aveugle en l'Etat qui ne les avait jamais abandonné.
Quindor avait eut de nombreux enfants. Cependant, très peu survécurent aux hivers et aux maladies. Seuls sa première fille, sa cinquième fille et son septième fils avaient survécu à l'hécatombe. Le second fils mourut avant de naître. La troisième fille succomba à la famine qui avait ravagé le pays au temps des guerre. La troisième était une jolie enfant aux joues bien roses et à la bouille familière. Ses cheveux blonds et ses grands yeux bleus avaient convaincu le paysan qu'elle n'était pas de son sang et il la noya dans le puits. C'est à la fin de cette affaire que Quindor décida de couper un doigt à sa femme pour la punir d'adultère. Elle cria très fort mais personne ne l'entendit. Le couple fit passer cette blessure pour un malheureux accident. Personne ne posa d'avantage de questions. Puis, son épouse lui donna peu de temps après un fils. Lorsqu'il eut neuf ans, le garçon disparut dans les bois et ne revint que quelques jours plus tard en petits morceaux. Une battue permis de retrouver les restes du cadavre grignoté par les loups. Un hiver rude qui avait affamé les meutes et les avait rendu aussi féroces que des démons. Les bêtes avaient dévoré les parties les plus charnues qui s'étendaient sur plusieurs mètres en longs filaments de viandes sanguinolentes et de tendons arrachés. Son visage était méconnaissable : Ses joues étaient arrachées à coup de crocs, comme ses lèvres. Ses yeux avaient été rongés par les vers et son crâne commençait déjà à pourrir et laisser entrevoir les parties blanches et humides du crâne de l'enfant. Quindor ne l'avait reconnu que grâce à ses vêtements, déchiquetés et couverts de boue et de sang séché. Enfin, sa sixième fille - encore une fille, avait-il râlé car il se devenait vieux et qu'il eut été heureux de compter un brave gaillard pour l'aider dans les champs - fut emportée par une fièvre terrible qui avait emporté de nombreux enfants du Clos. Une terrible tragédie que Quindor oublia très vite : L'homme n'était plus capable de ressentir de peine pour ces choses-là et lui-même venait d'une très longue fratrie qui s'était dispersée entre la mort et les disparitions. Quindor était le septième enfant d'une portée de douze marmots chiards mais vigoureux qui avaient tous aidé à construire la ferme dans laquelle il habitait désormais avec son épouse. Deux de ses frères étaient restés à Clos-du-Chêne. Un autre était devenu marchand et toutes ses sœurs s'étaient mariées à des hommes de bien et au travail honnête. Quindor était un homme plein de fierté et était un modèle pour beaucoup des gens du Clos.
Aussi, lorsque Faras vint au monde, Quindor se chargea lui-même de veiller à sa santé. Le vieux paysan voulait en faire un homme aussi fier et brave que lui. Un travailleur honnête qui ne perdrait pas son temps aux choses de l'esprit qui n'apportent ni argent, ni viande, ni pain à la maison. L'homme était un laboureur qui s'était toujours défendu que le métier de paysan était l'un des plus nobles qui soi : Il nourrissait le pays et n'avait ni besoin de savoir lire, ni besoin de parler les belles lettres pour être capable. Ce fut les valeurs qu'il désirait faire hériter à son fils. Cependant, Faras était un garçon trop timide. Très faible et d'un teint plutôt pâle, son père s'inquiétait souvent de le voir tomber malade. Faras ne se nourrissait que d'un peu et chaque hiver, on craignait de le voir mourir de froid dans ses draps. Ses sœurs le moquaient beaucoup pour sa fragilité. Quindor détestait voir son fils s'écraser face à ces pestes insolentes et frappait Faras pour le pousser à se défendre virilement face à elles. Qu'importe. Faras pleurait beaucoup et n'aimait pas sortir jouer. Il regardait en l'air, la tête dans les étoiles et posait de drôles de questions. Il se demandait pourquoi le ciel était bleu et pourquoi la lune brillait. Parfois, il allait à l'étable, la nuit tombée. Il grimpait au toit et observait longtemps la voûte nocturne, avec un morceau de charbon et une planche de bois. Faras dessinait de drôles de schémas et les montrait à sa mère en assurant qu'il s'agissait du mouvement des étoiles, la nuit. Son père se moquait de lui et parfois, il lui retournait un revers sec de sa main rêche de vieux travailleur. Quindor se demandait comment pousser son fils à faire autre chose de ses dix doigts que de ridicules dessins et apprendre des choses qui ne lui serviraient jamais. Quindor se demandait parfois si Faras était bien de lui, lorsqu'il l'observait et portait la honte d'un fils si affable.
Ses chevaux s’immobilisèrent brusquement alors qu'il repensait à tout cela. Les bêtes observaient une silhouette sombre, au lointain, qui se découpait dans la lumière du crépuscule naissant. Quindor planta son outil dans la terre meuble sans la lâcher. Comme tout le monde, Quindor se méfiait des étrangers et il connaissait tous les habitants du Clos, tant il était respecté.
***
- Quel est vôtre nom, étranger ?La mère Quindor déposa un plat garni de viandes et de légumes sur l'épaisse table de bois. La venu de ce visiteur perturbait leur monotone routine et la rendait enthousiaste. Les enfants avaient déjà mangé et observaient d'un oeil curieux l'homme qui mangeait dans leur salon depuis la pièce voisine.
Gwenaline était une femme qui avait en elle une douceur maternelle et bienveillante qui avait fait sa popularité dans tout le village, au cours de sa prime jeunesse. Encore un petit bout de femme, jadis, beaucoup de prétendants s'étaient présentés à elle, désireux de lui faire vivre cette vie de romance et d'amour fleuri qu'elle s'imaginait en allant laver son linge. Gwen était une rêveuse capricieuse. La tête dans les étoiles, elle chantait chaque matin ses désirs d'aventures et de nouvelles landes tandis que les autres femmes admiraient de loin sa beauté juvénile. Aujourd'hui, le temps et le travail à la ferme l'avaient rendu âpre. Ses douces mains de lavandière étaient marquées par le dur labeur. Son visage vieillissait sous les attaques cruelles d'un soleil acharné. Les vents d'hiver avaient terni sa belle peau de pêche pour laquelle les hommes s'étaient pâmés. La tristesse et l'abandon de ses rêves au profit d'un mariage qui arrangeait ses parents avaient éteint son regard plein de malice et de candeur. Gwen songeait souvent à sa beauté d'antan avec une nostalgie tragique. En grandissant, Gwen cessa de rêver de princes charmants, de fées et de lucioles. Elle ne songeait plus qu'à la crainte d'un mari dont les caprices avaient tué son innocence.
- Kel'Magnus, madame.
- Un prénom de mage, rétorqua Quindor avec une méfiance qu'il ne fardait même pas.
Ce fut Gwenaline qui réussi à convaincre son époux d'accepter cet étrange voyageur. Un homme aux traits tirés et au regard presque translucide. Un regard qui semblait avoir tout vu, tout connu. Il avait réclamé l'hospitalité pour la nuit et Gwenaline invoqua les devoirs d'asile pour les voyageurs fatigués. Quindor resta sceptique pour les mêmes raisons qui poussèrent sa femme à l'accueillir avec le plus grand ravissement.
Elle avait toujours détesté ces traques bestiales contre les mages. Elle avait vu son père, une nuit, ramener à la maison un enfant mage, blessé et traqué par le voisinage. La paysanne était encore une enfant qui espérait une vie meilleure pour elle et sa famille. Une battue avait été organisée et ce fut dans leur maison que cet enfant avait pu trouver son salut. Il resta chez eux trois nuits avant que le petit réfugié n'aille trouver sa providence vers l'occident. Son père s'était occupé de lui faire un lit confortable et avait intimé à sa jeune fille de le soigner et de le nourrir. Gwenaline avait été heureuse et rêva souvent de ce jeune mage qui lui avait fait vivre cette aventure qu'elle désirait tant. Depuis cette nuit, Gwenaline nourrissait l'espoir de le revoir. De rencontrer un nouveau mage et de pouvoir, encore une fois, lui venir en aide, avec ses petites mains délicates et pleines d'une rare attention. Peut-être pourraient-ils alors s'enfuir de cette vie misérable. Peut-être l’emmènera-t-il dans son pays de magie et de paysages enchanteurs. Mais aucun mage n'était revenu la voir. Aucun mage ne l'avait enlevé à ses devoirs conjugaux et à la violence de son ménage.
- Un prénom comme il en existe tant, monsieur. Je ne suis qu'un pèlerin. Ma présence ne vous importunera pas. L'étranger était un homme fin et droit. Fait d'angles et de raideurs. Son visage découpé à la serpe lui donnait une expression sévère et ses yeux bleus étaient semblables à ceux d'un aigle. Kel'Magnus mangeait silencieusement et avec un profond respect pour ses hôtes. Gwen le trouvait charmant et courtois. Il avait de longs doigts filandreux qui attrapaient les choses prudemment, délicatement. Elle trouvait ses mains belles et son visage avait une aura rassurante. Il lui semblait que rien ne pouvait arriver de mal dans cette chaume tant que l'homme y résiderait.
Gwenaline sentait la méfiance de son époux à l'égard de leur invité. Il lui parlait avec sévérité et comptait les haricots que leur invité mettait dans sa bouche, comme si l'étranger était en train de dévorer goulûment son argent. Gwenaline avait honte mais elle ne pouvait endormir ses appréhensions. Alors elle tenta de discuter plusieurs fois sans que jamais la glace ne fut brisée. L’électricité crépitait dans l'air et Gwenaline jugea bon de vite coucher ses filles, peut-être trop curieuses de cet homme qui semblait éveiller de drôles de suspicions chez leur père. Quand elles furent couchées, la plus jeune demanda : "
C'est un mage, maman ?" Gwenaline se contenta de lui embrasser tendrement le front et de souffler sur le feu de leur petit lampe. Gwenaline était tout aussi soupçonneuse. Mais l'idée faisait battre en elle un grondement de bonheur et d'excitation nouveau. Elle sentait que les vents tournaient sans trop y croire. Un instinct naturel qu'elle avait fait taire pour le bien de sa famille.
- D'où venez-vous ?
- D'un peu partout.
- C'est vague.
- Certes.
- Et où allez-vous ?
- Là où les vents me porteront.
- Vous êtes un marginal ?
- Un pelerin.
- Quel âge avez-vous ?
- Un âge respectable, monsieur.
- C'est-à-dire ?
- Plus ou moins cinquante ans.
- Je vois. Et quand repartirez-vous ?
- Demain, à l'aube, si le temps me le permet.
- Ca suffit, Quindor ! Tu vois bien que tu fatigues notre invité, avec tes questions. Monsieur Magnus, vous reprendrez un peu de gigot ?
- Non, merci. Vous êtes bien aimable.Après le repas, Quindor et Kel'Magnus s'installèrent paisiblement près de l'âtre. Faras ne s'était pas couché. Gwenaline détestait que son jeune fils traîne si tard, durant la nuit, pendant que ses soeurs dormaient d'un repos paisible. Mais Quindor s'exclamait toujours lorsqu'elle s'en courrouçait. Oh, Faras était bien jeune mais il était un brave garçon qui n'avait guère besoin de se coucher aux heures du soleil comme une bonne femme ! Gwenaline aimait son fils. Elle l'aimait tant que son époux s'en méfiait. Quindor reprochait parfois cette maternité trop présente qui avait sans doute ramolli ce brave garçon et ne l'avait pas aidé à se forger. Gwenaline s'en défendait. Il était jeune. Il apprendra. Gwenaline ne pouvait s'empêcher de trouver son fils beau et intelligent. Plus beau et plus intelligent que ses sœurs. Plus beau et plus intelligent que tout le reste de ce maudit village d'ivrognes et de brutes.
La complicité qu'elle avait créé avec son fils était un émerveillement quotidien. Il était son trésor et sa plus grande joie, dès les petits matins. La vieille fermière se laissait fasciner par ces dessins d'astrologie qu'il configurait à la tombée de la nuit. Par ces rêves qui parlaient de landes merveilleuses et de cette grande cathédrale de lumière, au cœur d'une sombre forêt enchantée. Faras était un garçon peu commun et capable d'une compréhension surnaturelle. Gwen savait qu'un grand destin l'attendait. Qu'il ne serait pas un paysan vaniteux et médiocre comme son père. Mais Gwen rêvait beaucoup et elle s'abandonnait au scepticisme lorsque son époux parlait tendrement de l'avenir du garçon.
- Faras ! Va te coucher !
- Mais laisse-le donc ! Viens, mon fils. Vient saluer notre invité.Faras approcha d'un pas timide et observait le visage de l'étranger comme s'il avait vu un fantôme. Faras était un garçon farouche et n'aimait guère saluer les amis de son père, lorsqu'ils passaient dans leur vieille ferme. Cependant, Faras ne quittait pas le pèlerin des yeux. Des yeux ronds d'un enfant incrédule. Son père lui ébouriffa les cheveux avant de le soulever sur ses genoux.
- Qu'est-ce qu'il y a, mon fils ?
- Tu me reconnais, n'est-ce pas, demanda le voyageur avec une voix si profonde qu'elle faisait vibrer les os de l'enfant ?
Faras acquiesça sans un mot, d'un geste lent et inquiet, comme s'il était incapable de comprendre quel prodige se déroulait dans le fond de son esprit. Quindor fixa le pélerin et ses yeux virent rouge. Gwenaline sentit bouillonner en lui le sentiment de rage qui le rendait si mauvais. Elle se pencha pour récupérer l'enfant, de crainte qu'un mauvais coup ne finisse par éclater. Mais son époux la repoussa brusquement, d'un geste sec d'autorité.
- Comment ça, mon fils vous connait ?
- Il m'a vu dans ses rêves. Ai-je raison ?D'un mouvement lent et fébrile, Quindor fit quitter son Faras de ses genoux et ordonna d'un ton ferme à sa femme d'aller le coucher. Comme pour les protéger de la tempête à venir. Comme pour les protéger des mots qui blesseraient. Gwenaline connaissait assez cet homme pour obéir immédiatement. Faras, emporté par la situation qui le dépassait, se laissa traîner par la main, fixant l'étranger qui le suivit du regard. Un échange qui scellait son destin et son avenir.
***
- Désormais, mon garçon, je serai ton maître. Tu n'es plus un paysan et tu apprendras à vivre sous mes règles et mes conditions. Si tu souhaites te faire appeler Faras, c'est ton droit le plus élémentaire. Cependant, ton véritable nom, le nom que le monde t'a donné à la naissance n'est pas Faras.Ils s'étaient presque enfuis de la maison. Sa mère avait le visage humide et fiévreux. Les yeux rouges. La poitrine secouée d'une respiration sanglotante. Pour seul au-revoir, elle embrassa le front de son fils et le prit si fort dans ses bras que Faras compris que leurs adieux seraient les derniers. Son père était resté dans son salon et fumait de rage en écoutant cet étranger emporter avec lui son unique fils. Quindor avait accepté les conditions du mage. Avait ravalé sa fierté et avait écouté les supplications désespérées de son épouse. Mais toute cette affaire n'arrangeait pas les siennes. Il était humilié et ce gros sac d'or que Magnus lui avait offert en compensation ne suffirait pas à payer la dette de vie que le fermier avait contracté avec le mage. Quindor se sentait souillé, comme s'il avait vendu son âme et sa chaire. Aurait-il préféré, au prix d'une même humiliation, se faire voler ses foutus canassons.
Lorsque le mage et l'enfant apparurent aux portes d'Imare, ils apprirent que le vieux paysan n'avait pas supporté l'affront. Après leur départ, Quindor avait rassemblé les fermiers du Clos et se préparait à venir les chercher. Kel'Magnus était désormais recherché pour un odieux enlèvement d'enfant. Faras comprenait la gravité de la situation et l'avait suivi avec une rare docilité pour un garçon de son âge. Après avoir passé Imare et ses villages alentours, ils faisaient dorénavant route vers Canongrin où Magnus promettait que Faras serait à l'abri de la fureur de son père.
- Voici ton nom : Kel'Eldryon Aeonkeeper. Gardien d'éternité. Tu es mage des arcanes de ce monde et mon apprenti.Après une longue odyssée à travers l'Algäareria, ils arrivèrent à une sombre forêt que Kel'Eldryon connaissait. Qu'il avait vu en rêve et dont il lui semblait se souvenir de la moindre racine. Du moindre bruissement de feuille. La traversée fut longue et pénible. Ils rencontrèrent plusieurs créatures sur leur chemin qui ouvrirent leur route et saluèrent le vieux mage d'un respect humble et profond. Kel' tenait fermement sa main et restait timidement en arrière, accroché à la robe du mage.
Alors que le crépuscule tombait et que le soleil rasait l'horizon derrière la dense canopée de la forêt, une lumière parut. Un phare qui baignait la région d'une tendre clartée. La cathédrale. La même que dans ses rêves. La même qu'il avait décrit à sa mère tant de fois avec une étrange joie qui hachait ses mots d’enthousiasme. Kel' se souvenait de la robe usée et grossière qu'il tirait pour attirer l'attention de sa mère. D'un rire mauvais près de l'âtre. Mais Kel'Eldryon ne gardait plus de souvenirs précis. Le temps avait essoufflé le peu d'images qu'il possédait de sa jeunesse à Clos-du-Chêne.
Alors, Kel'Eldryon monta en haut de la Tour du Temps. Et observa ce bout de chemin par lequel il était arrivé, encore enfant et incapable de comprendre. Il se souvenait du voyage et des premiers mots que lui adressa son maître, au coin d'un feu endormi : "
Tu m'as vu en rêve, n'est-ce pas ?"
Kel'Eldryon était désormais un jeune adolescent. Son existence à la Tour était monotone et rien ne semblait perturber la vie tranquille qu'il menait auprès de son maître. Depuis le sommet de la Tour, Eldryon observait le bout du village des hommes qui apparaissait au travers de la forêt. L'apprenti gardien rêvait souvent de s'y rendre. De rencontrer de véritables humains. Des gens peut-être comme lui. Peut-être meilleurs que lui. Le monde était vaste. Il le savait. L'avait-il lu dans tous ces ouvrages qu'il étudiait auprès de Magnus. Eldryon ne voulait plus qu'une chose : Découvrir de ses propres yeux ce qu'il avait lu et appris dans la myriade de recueils que conservait la Tour.
- Qu'est-ce qui t'assombrit, mon garçon ?Kel'Eldryon prit la peine d'incliner légèrement son visage. Son maître était apparu à ses côtés. Le ton de sa voix, emprunte d'une volonté de tendresse bienveillante, était celle que le gardien utilisait toujours lorsqu'il désirait faire parler son jeune apprenti des tourments qui le perturbaient.
- Quand quitterai-je la Tour, maître ? Je me sens prêt. Je saurai me montrer raisonnable. Autorisez-moi une sortie. Au moins une...Magnus posa une main lourde de sens sur l'épaule de l'adolescent. Kel'Eldryon baissa la tête, devinant les mots de son maître qui le pensait encore trop jeune. Trop indiscipliné. Trop fragile. Comme s'il était encore un enfant.
- Ecoute, Eldryon...
- Ca va. Je connais la chanson. Merci.L'apprenti repoussa brusquement la paternité malvenue de son maître et s'écarta pour rentrer. Essoufflé de rage, il soupira fort et s'enfuit pour se réfugier dans ses livres et ses grimoires. Peaufiner sa magie et amener ses schémas à maturité. Finalement, Kel' songeait que parfois, cette Tour était d'avantage sa prison que son repos. Il se promettait qu'il n'en reviendrait jamais, une fois qu'il serait libre d'en sortir. Car aucun captif ne nourrit le désir de revenir à ses geôliers quand ces derniers leur offre la clé de leur cellule.
L'irrespect brusque et soudain de son apprenti le perturba. Ce garçon, si doux et si calme, n'avait jamais levé le ton. Jamais un mot plus haut que l'autre. Magnus resta sur le grand balcon et observa cette forêt qu'Eldryon semblait aimer dessiner. Comme le besoin d'exorciser ses envies réprimées de liberté. Ses rêves de voyage et de découverte. Mais il était jeune et influençable. Le monde aurait, pour son jeune âge, une néfaste influence sur son esprit. Les tensions politiques ne s'étaient guère calmées et le monde, Magnus en était certain, était bien plus dangereux que le rêvait son apprenti. Le gardien songea longtemps à une méthode ludique pour le lui apprendre. Peut-être qu'une visite au village aurait bien moins de conséquence qu'il ne le prévoyait. Peut-être qu'Eldryon était effectivement assez mûr. Et qu'il le maternait d'une inquiétude sans doute futile. Peut-être même dangereuse pour son développement. Magnus observa le village s'endormir, au loin, tandis qu'il rejoignait paisiblement l'intérieur.
***
Il ne savait pas trop ce qu'elle faisait. A califourchon sur ses jambes, elle dénouait la broche de sa cape pour l'en débarrasser. Eldryon fixait son épaule dont la bretelle tombait lascivement dans un mouvement lent et paresseux. Eldryon se sentait le besoin d'y glisser ses doigts et de constater la douceur de sa peau, traversée à quelques endroits de bleus et de marques. Eldryon se demanda d'où elles provenaient.
- Prends cet argent. Va voir cette femme. Quand elle t'emmènera dans la chambre, tu te laisseras faire.Magnus avait accepté de se laisser accompagner au village. Des sorties qu'il prévoyait rares et sous condition. Toujours brèves, Eldryon s'était contenté de suivre son maître et d'observer les habitants et les commerces d'un œil neuf. Tout lui avait semblé étrange et folklorique. Loin du calme monacale de sa grande Tour silencieuse. Une gaieté étrange s'était emparé de lui et les visites au village se multiplièrent, jusqu'à ce que le gardien accepte finalement de le laisser promener sa curiosité à travers les petites avenues. Chaque sortie était un jour de fête. Et chaque nouvelle rencontre était susceptible de lui apprendre des choses que ses livres n'auraient pu lui enseigner.
Magnus avait insisté lourdement sur leur secret. Sur la Tour. Sur la discrétion. Pas de magie au village. Pas d'aveux. Pas d'impudeur. Magnus était un homme toujours très respectueux mais d'un si grand calme qu'il apparaissait parfois hautain pour les gens du village. Cela ne le touchait pas. Magnus riait de voir son apprenti si dévoué aux jugements des autres, comme s'ils faisaient une part de son identité. Le gardien assurait que peu lui importait ce que les hommes pensent de lui. Que les hommes étaient de nature médisante et qu'il ne saurait jamais plaire à tous. Alors, l'effort de complaisance lui paraissait futile et lui faisait, disait-il, dépenser une énergie inutile. Mais Magnus le savait : Il ne pouvait demander à son jeune apprenti d'imiter sa sagesse. Encore jeune et naïf, il semblait accorder une grande importance à l'image qu'il reflétait à la société des hommes. Sans doute, dans l'objectif inconscient de mieux s'en faire accepter. De s'en montre assez digne. L'effort était louable et touchant.
Eldryon avait grandi et devenait un garçon fort et habile. Sa voix avait mué et fluctuait parfois en de drôles de vocalises que Magnus moquait. Eldryon détestait les railleries taquines de son maître mais ne pouvait s'empêcher de rire avec lui. Alors il faisait d'avantage attention et tentait de prendre soin de cette peau qui devenait grasse et boutonneuse. Ses mains et ses jambes avaient grandi avant le reste. Eldryon se cognait dans tout ce qui lui passait à portée, comme s'il était incapable de prendre la mesure des choses. Il avait toute les difficultés du monde à apprécier les distances et à maîtriser la force de ce corps grandissant. Et comme le reste de son organisme, ses pouvoirs grandirent dans un chaos que le maître sut toujours maîtriser. Eldryon avait des difficultés à concentrer sa magie ou à incanter correctement. Parfois, les brûlures d'éther ne faisaient que fumer dans l'air sans jamais exploser comme il le désirait. Magnus comprenait aisément ses difficultés mais ne lui laissait que peu de répit. L'adolescence avait été aussi difficile pour lui que pour son apprenti et le gardien savait que cette période allait définir beaucoup de choses pour son élève. Sa rigueur ne fut guère défaite par sa compassion.
Cependant, Eldryon était un garçon qui n'avait jamais eut d'ami et n'avait connu qu'un maître pour tout confident. Il n'avait jamais eut à apprivoiser sa verve face à des étrangers et n'avait jamais pu observer les jeux de séductions qui se faisaient à ces âges-là. Socialement, Eldryon était aussi handicapé que frustré. Et Magnus devinait les regards qu'il abandonnait aux filles qui passaient, comme si elles avaient été les premières qu'il voyait. Le gardien s'inquiétait de voir son élève développer de drôles d'obsessions, au détriment de ses études. Magnus désirait faire de lui un homme désintéressé de ces choses-là et trouver un équilibre entre les frustrations naturelles d'un homme et la sage raison dont un gardien devait faire preuve.
- T'es puceau, toi.Eldryon n'était pas sûr de la signification d'un tel mot. De la bouche de cette femme, cela résonnait comme une insulte et il aurait aimé s'en défendre. Mais, ainsi au dessus de lui, elle lui apparaissait puissante et terrible. Eldryon ne répondit pas et se contenta de rester immobile et terrorisé. La femme rit et se moqua de ses angoisses. Elle savait qu'elle avait affaire à un enfant. Eldryon sentit ses mains être guidées sur un corps étranger pendant que le contact de ses lèvres embrouillait ses pensées et ses réflexions. Après de longues minutes à se laisser mollement conduire, elle réclama de lui un peu d'autonomie. Eldryon resta paniqué quelques secondes avant de retrouver instinctivement les lignes du corps, sans toutefois avoir l'audace de détourner les chemins qu'elle lui avait déjà fait emprunter.
- C'est bien. Continu.Elle s'appelait Mina. Elle était belle et envoûtante.
Elle descendit de la chambre la première. Eldryon était pudique et ignorait ce qu'il devait faire. Mina rit en le voyant détourner les yeux alors qu'elle se rhabillait. Mina le trouvait mignon et touchant. Un petit bout d'homme, pas bien grand mais tout plein d'une tendre timidité. Si Mina avait pour habitude d'abandonner ses clients sans grands adieux, elle se permit toutefois de tapoter gentiment la joue d'Eldryon. Savait-elle qu'il n'était sans doute pas le genre de type à se froisser d'une telle humiliation.
- T'es mignon. Et ton maître paye bien. Reviens quand tu veux, chéri.Elle lui accorda un clin d’œil complice et abandonna l'adolescent à ses derniers souvenirs. A cette sensation nouvelle et euphorisante. Quand Eldryon se décida enfin à descendre, au bout de plusieurs longues minutes, Magnus l'attendait. Ils retournèrent à la Tour sans un mot. Eldryon n'avait pas envie de partager ce qu'il avait vécu et son maître n'insista guère. Voilà un premier secret qu'Eldryon garderait pour lui. Et seulement pour lui.